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Pour que les femmes m’aiment.

Jean Hilliker aurait 95 ans aujourd’hui. La Malédiction est vieille de cinquante-deux ans. J’ai passé cinq décennies à chercher une femme pour détruire un mythe. Ce mythe que j’ai créé moi-même, je l’ai défini de façon spécieuse. Je lui ai imposé une continuité narrative pour assurer ma propre survie. Il m’infligeait d’en endosser la responsabilité afin de refouler mon chagrin et de m’octroyer ma passion délirante. La Malédiction était en partie une faveur. J’ai très bien survécu.

Pour que les femmes m’aiment.

C’est une excellente raison d’être*. Cela a entretenu ma faim et ma puissance de travail. Au nom de l’amour, j’ai tendance à commettre des actes imprudents et irréfléchis. Le présent récit m’aidera à bannir cette pratique. J’ai besoin de limites bien définies. Elles servent à restreindre mon ardente détermination et ma grandiloquence. Mon regard intérieur m’a toujours poussé dehors, vers Elles. C’est souvent illusoire, et parfois c’est un bon de sortie vers un état de grâce.

À présent, j’ai placé la barre à une hauteur qui rend la circonspection obligatoire. Le fil narratif dominant de mon existence va se dissoudre à la dernière page du présent ouvrage. Les pages qui l’ont précédée m’auront montré aux prises avec Elle, puis avec Elles. Il est temps pour moi de poser la plume et de vivre depuis Leur seule perspective. Il faut que je reste assis seul dans le noir. Il faut qu’elles viennent à moi sans que je les invoque ou que je me remémore et transpose des images. Il se peut qu’elles ne me disent rien. Il se peut qu’elles m’apprennent que j’ai toujours eu un destin insondable. C’est à travers les femmes que Dieu me recrute. Ma tâche a toujours été de les amener jusqu’à Lui. Cette quête m’a poussé à commettre l’erreur de servir mes propres intérêts. Lentement, constamment, les femmes m’ont révélé le coût de mes actes. Je dois m’asseoir seul avec Elles à présent et user de toute ma volonté pour être réceptif. Elles ont formé une sororité qui vit en moi. Je me suis armé de courage pour supporter Leurs reproches et j’ouvre grand les bras pour accueillir tout messager qu’Elles pourraient m’envoyer. Au cœur de ma quête, je dépasse enfin le stade où l’angoisse m’oppressait et m’empêchait de respirer.

J’existe à présent dans un matriarcat. Je suis le garçon égaré que des femmes fortes ont sauvé et lâché dans la nature. Ce garçon, je l’ai laissé derrière moi en rédigeant ce récit. Lorsque j’écris, je finis toujours par trouver le chemin de la vérité. Je le crois sincèrement, parce que c’est Helen Knode qui me l’a dit.

Je parle à Helen et à Karen presque chaque nuit. Helen vient de s’installer à Austin, Texas. Margaret m’aboie aux oreilles, au prix d’une communication longue distance. Karen n’a toujours pas divorcé de son mari homo. J’ai cessé de la harceler à ce sujet. Cela fait déjà un certain temps que nous nous en tenons à des propos convenables. Karen s’approche toujours en riant et bat en retraite en retenant presque son souffle.

Joan a eu un enfant l’an dernier. Des rumeurs contradictoires me sont parvenues aux oreilles. Je suppose que c’est un garçon et j’espère que c’est une fille. Je n’ai aucune idée de l’identité du géniteur. Et je ne veux pas la connaître. L’Histoire est le plus petit des nombreux cadeaux que m’a faits Joan. Elle a gagné sa place de premier plan et l’a payée au prix fort. C’est une étoile fixe et lointaine aujourd’hui.

Joan ne m’appelle jamais. C’est une jeune femme prénommée Julia qui me téléphone. Elle a vingt-neuf ans, elle est brillante, elle est lesbienne. Nous nous ressemblons. C’est ma fille spirituelle. Nous dînons ensemble et nous échangeons des pensées profondes sur les femmes. Les clients du restaurant supposent que je suis son père. Cela me brise le cœur. J’ai fait sa connaissance à la Foire du livre du L.A. Times, en 2009. J’étais venu faire un discours. Je m’étais habillé pour plaire à Erika.

J’étais armé pour Erika. J’avais envie de l’emmener dans un endroit calme et protégé. Je voulais la regarder et laisser nos mains s’effleurer sur la table. Elle est mariée, moi pas. Qui retirera ses mains le plus vite ?

Ça fait deux ans, maintenant.

— Je suis épuisé par tous mes délires.

— Explique-moi ce que tu veux dire par là.

— Notre relation s’apparente à une cour assidue qui ne manque pas de sérieux. Tes apparitions sont inimitables. Est-ce que tu penses à moi ?